mardi 28 juillet 2015

“Think of Mandelstam, think of Pasternak, Chaplin, Dovzhenko, Mizoguchi,

and you’ll realise what tremendous emotional power is carried by these exalted figures who soar above the earth, in whom the artist appears not just as an explorer of life, but as one who creates great spiritual treasures and that special beauty which is subject only to poetry. Such an artist can discern the lines of the poetic design of being. He is capable of going beyond the limitations of coherent logic, and conveying the deep complexity and truth of the impalpable connections and hidden phenomena of life.”
Andrei Tarkovski; Sculpting in Time










One of the exalted figures who soar above the earth… such an artist can convey the lines of the poetic design of being. He is capable of going beyond the limitations of coherent logic, and conveying the deep complexity and truth of the impalpable connections and hidden phenomena of life.”

Andrei Tarkovski on Kenji Mizoguchi




Ossip Mandelstam (1891-1938)

Je me lavais dehors en pleine nuit.
Le firmament brillait d'âpres étoiles.
La cuve refroidit, pleine à ras bords,
Et le rayon est comme du sel sur la hache.

A double tour on a fermé la grille.
La terre est rude en toute conscience.
On chercherait en vain plus pure trame
Que la vérité de la toile fraîche.

Dans la cuve l'étoile fond comme du sel
Et l'eau froide est de plus en plus noire,
Et plus pure la mort, plus âcre le malheur,
Et la terre plu cruelle et plus vraie.


(Ossip Mandelstam, 1921)








Poetic language creates its instruments
in walking, and, in walking, also
destroys them.”
Ossip Mandelstam, “Gespräch über Dante”, in: Gesammelte Essays II, 1925-1935

Ossip Mandelstam photographié par le KGB
lors de sa dernière arrestation le 3 mai 1938.

« Je désire non pas parler de moi, mais épier le siècle, le bruit et la germination du temps. Ma mémoire est hostile à tout ce qui est personnel.
Si cela dépendait de moi, je ne ferais que grimace au souvenir du passé. Je n’ai jamais pu comprendre les Tolstoï et les Aksakov, les petits-fils Bagrov, amoureux des archives familiales avec leurs épopées de souvenirs domestiques.
Je le répète, ma mémoire est non pas d’amour, mais d’hostilité, et elle travaille non à reproduire mais à écarter le passé. Pour un intellectuel de médiocre origine, la mémoire est inutile, il lui suffit de parler des livres qu’il a lus, et sa biographie est faite.
Là où, chez les générations heureuses, l’épopée parle en hexamètres et en chronique, chez moi se tient un signe de béance, et entre moi et le siècle git un abîme, un fossé, rempli de temps qui bruit, l’endroit réservé à la famille et aux archives domestiques.
Que voulait dire ma famille ? Je ne sais pas.
Elle était bègue de naissance et cependant elle avait quelque chose à dire.
Sur moi et sur beaucoup de mes contemporains pèse le bégaiement de la naissance. Nous avons appris non à parler, mais à balbutier et ce n’est qu’en mêlant l’oreille au bruit croissant du siècle et une fois blanchis par l’écume de sa crête que nous avons acquis une langue. »



Ossip Mandelstam
Le bruit du temps

Andrei Tarkovski, extrait de "Le temps scellé"


Kenji Mizoguchi, ”Sanshô dayû” (“Sansho the Bailiff”). 1954.





mardi 7 juillet 2015

Georges Bataille “Histoire de l'œil” (extraits), illustrations de Hans Bellmer

Hans Bellmer, étude pour Histoire de l'œil,
vers 1946, dessin au crayon sur papier
[…]
Un peu après (ayant retrouvé nos bicyclettes), nous pouvions nous offrir l’un à l’autre le spectacle irritant, théoriquement sale, d’un corps nu et chaussé sur la machine. Nous pédalions rapidement, sans rire ni parler, dans l’isolement commun de l’impudeur, de la fatigue, de l’absurdité.
Nous étions morts de fatigue. Au milieu d’une côte Simone s’arrêta, prise de frissons. Nous ruisselions de sueur, et Simone grelottait, claquant des dents. Je lui ôtai alors un bas pour essuyer son corps : il avait une odeur chaude, celle des lits de malade et des lits de débauche. Peu à peu elle revint à un état moins pénible et m’offrit ses lèvres en manière de reconnaissance.
Je gardais les plus grandes inquiétudes. Nous étions encore à dix kilomètres de X… et, dans l’état où nous nous trouvions, il nous fallait à tout prix arriver avant l’aube. Je tenais mal debout, désespérant de voir la fin de cette randonnée dans l’impossible. Le temps depuis lequel nous avions quitté le monde réel, composé de personnes habillées, était si loin qu’il semblait hors de portée. Cette hallucination personnelle se développait cette fois avec la même absence de borne que le cauchemar global de la société humaine, par exemple, avec terre, atmosphère et ciel.
La selle de cuir se collait à nu au cul de Simone qui fatalement se branlait en tournant les jambes. Le pneu arrière disparaissait à mes yeux dans la fente du derrière nu de la cycliste. Le mouvement de rapide rotation de la roue était d’ailleurs assimilable à ma soif, à cette érection qui déjà m’engageait dans l’abîme du cul collé à la selle. Le vent était un peu tombé, une partie du ciel s’étoilait ; il me vint à l’idée que la mort étant la seule issue de mon érection, Simone et moi tués, à l’univers de notre vision personnelle se substitueraient les étoiles pures, réalisant à froid ce qui me paraît le terme de mes débauches, une incandescence géométrique (coïncidence, entre autres, de la vie et de la mort, de l’être et du néant) et parfaitement fulgurante.

Lord Auch (Georges Bataille) Histoire de l'œil,
gravure à l'eau-forte et au burin de Hans Bellmer. Séville. 1940

D'ailleurs les régions marécageuses du cul – auxquelles ne ressemblent que les jours de crue et d’orage ou les émanations suffocantes des volcans, et qui n’entrent en activité, comme les orages ou les volcans, qu’avec quelque chose d’un désastre – ces régions désespérantes que Simone, dans un abandon qui ne présageait que des violences, me laissait regarder comme en hypnose, n’étaient plus désormais pour moi que l’empire souterrain d’une Marcelle suppliciée dans sa prison et devenue la proie des cauchemars.
Georges Bataille - “Histoire de l'œil”

Georges Bataille, Histoire de l'œil (1928)
Dessin de Hans Bellmer


Hans Bellmer, dessin pour la gravure d'Histoire de l'œil
 de Georges Bataille - 1946


Hans Bellmer - S.T. étude pour Histoire de l'œil,
Ile de Ré, 04 Août 1961



« … A la fin, Simone me quitta, prit l'œil des mains de Sir Edmond et l'introduisit dans sa chair. Elle m'attira à ce moment, embrassa l'intérieur de ma bouche avec tant de feu que l'orgasme me vint : je crachai mon foutre dans sa fourrure.
Me levant, j'écartai les cuisses de Simone : elle gisait étendue sur le côté ; je me trouvai alors en face de ce que – j'imagine – j'attendais depuis longtemps – comme une guillotine attend la tête à trancher. Mes yeux, me semblait-il, étaient érectiles à force d'horreur ; je vis, dans la vulve velue de Simone, l'œil bleu pâle de Marcelle me regarder en pleurant des larmes d'urine. Des traînées de foutre dans le poil fumant achevaient de donner à cette vision un caractère de tristesse douloureuse. Je maintenais les cuisses de Simone ouvertes : l'urine brûlante ruisselait sous l'œil sur la cuisse la plus basse... »





Hans Bellmer(1902-1975)  Histoire de l'œil.
Gravure rehaussée à la mine de plomb

Hans BELLMER (1902-1975)  Histoire de l'œil.
Gravure rehaussée à la mine de plomb

Hans Bellmer, étude pour Histoire de l'œill, vers 1946,
dessin au crayon et rehauts de gouache sur papier